La création d'un récit...

En janvier dernier, j'ai partagé dans ma "bafouille de début d'année", trois extraits de  "Je suis une fille sans histoires", d'Alice Zeniter. Les voici pour celles et ceux qui s'intéressent à la création d'un récit.

 

"Je suis une fille sans histoires" est un très court essai qui explore la façon dont nos récits se construisent, depuis l'Antiquité, et l'influence qu'ils peuvent avoir sur notre conception du monde, notamment sur la place dévolue aux femmes, à la nature, ou sur la frontière entre fiction et réalité. Inspirant.

Bonne lecture!

 

 

"Je me souviens que j'étais dans le train Saint-Brieuc-Paris. Je m'étais couchée trop tard, levée trop tôt et j'avais cru pouvoir compter sur le trajet de TGV pour rattraper une ou deux heures de sommeil. Je me suis installée dans le carré famille, côté fenêtre et j'ai essayé de dormir... Mais rien. Bien sûr, moins je m'endormais plus je devenais nerveuse et moins j'avais de chances de pouvoir dormir. Donc, au bout d'un moment, je me suis levée pour aller chercher mon livre que j'avais laissé dans ma valise. Je suis allée jusqu'au compartiment à bagages qui était à l'autre bout du couloir, j'ai ouvert ma valise et là...
Et là...
Et là, normalement, vous pensez qu'il va se passer quelque chose. Dès que je vous dis que j'étais dans le train, je crée ce genre d'horizon d'attente. Le simple fait que je choisisse de parler de Moi-dans-le-train veut dire qu'il y a une histoire, quelque chose qui vaut la peine d'être raconté. (...) Sauf que moi, quand je suis dans le train, dans le carré famille, côté fenêtre, ou debout dans le couloir, je ne suis pas en train de penser que je vis le début d'une histoire. Je ne me demande pas "Oh mais, Alice, comment tout cela va-t-il se dérouler?" Non, je me contente d'être-dans-le-train et ce n'est pas possible que vous compreniez ce que ça veut dire parce que dès que je commence à le raconter, j'efface toute possibilité de simplement être : être assise, être dans le train, être côté fenêtre... et peut-être que ça veut dire que toute mise en récit est, au moins en partie, de la fiction.
C'est de ça que je voulais parler.
Parce qu'on se raconte tous des histoires, tout le temps. Et on en écoute, lit ou reçoit en permanence aussi. En réalité, nous sommes pétris de mises en récit que nous ne détectons même plus. Nous avançons sur des lignes de textes là où nous croyons voir du réel, là où nous pensons que nous avons les deux pieds bien plantés dans les faits..."

 



"Je voudrais pouvoir m'arrêter là, me contenter de penser que les livres peuvent m'émerveiller de leur pouvoir (de mon pouvoir, au fond). Parfois, ça me ferait du bien de pouvoir m'arrêter là. Sauf que je ne sais pas faire freiner net mes pensées, j’enchaîne sur un dérapage qui m'emmène plus loin que je ne voudrais et je me dis: si les récits peuvent élever des ponts entre des sous-mondes, ils peuvent aussi monter des murs peut-être? Dans un des romans d'Umberto Eco, il y a un personnage qui demande:
"Qui pensons-nous être? Nous pour qui Hamlet est plus réel que notre concierge?"
C'est une bonne question, non? Qui pensons-nous être? Nous pour qui Jon Snow est plus émouvant que le cheminot en grève..."

 

 

 

 

 

 

"Je repense aux récits de cueillette et à la fiction-panier d'Ursula Le Guin. J'ai presque l'impression d'entendre ses pas derrière les miens, sur les petits sentiers qui descendent vers la mer. ça me fait du bien qu'elle soit là. Parce que je n'en peux plus des récits de chasseurs, des récits d'hommes remarquables qui font des trucs, des récits répétés en boucle des dominants, des récits triangulaires, des récits qui invisibilisent mais je ne sais pas bien ce qui reste à écrire. Pendant qu'on avance sous les châtaigniers, Ursula Le Guin me dit que la fiction-panier telle qu'elle l'imagine, c'est une fiction qui saurait "garder l'Homme à sa place" :  Au sein de son groupe, bien sûr, mais aussi dans la nature. Ce serait une fiction qui se déferait de la singularité sublime du héros et qui n'utiliserait pas la faune et la flore uniquement comme décor."

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