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2 décembre, petit conte fruité

Vieille femme au panier de pommes, tableau d'Alberto Cecconi (1961)
Vieille femme au panier de pommes, tableau d'Alberto Cecconi (1961)

Bonjour, voici un petit texte d'une série intitulée "En chemin j'ai rencontré..."  En vous souhaitant de belles rencontres aujourd'hui!

 

Beau trésor

Du bout du chemin, je la voyais avancer à pas lents, prudemment. J’étais trop loin pour savoir si elle peinait ou si elle admirait le paysage. Elle était là, elle avançait, appuyée sur sa canne, et moi aussi j’avançais, juste un peu plus vite, et dans le sens opposé. Aucune maison à proximité immédiate, pas un sentier transversal. Juste une haie à gauche, et le champ à droite. Le chemin allait droit. Nos pas devaient bien finir par se croiser. 

Tout à coup, elle a obliqué. Ses pas l’ont menée dans le champ. Un arbre se dressait là. Pas très haut, les branches tordues, déjà bien défeuillé en ce début de novembre.
Au pied de l’arbre, la vieille femme s’est arrêtée. S’appuyant d’une main sur sa canne, elle s’est redressée, a tendu le bras pour atteindre la branche la plus proche d’elle. Mais son bras était trop court, la branche trop haute. Elle se contorsionnait comme elle pouvait. En vain.
J’ai accéléré insensiblement le pas, curieuse de voir ce qu’elle faisait, de l’aider peut-être.

L’arbre était un pommier, je le devinais à présent que j’étais plus proche. Ah! C'est une pomme qu’elle essaie d’attraper, me suis-je dit. Elle la voulait sans doute avec beaucoup d’ardeur, cette pomme, car je l’ai vue alors faire deux pas de plus, poser sa paume à plat sur le tronc du pommier, s’y appuyer fermement pour, de sa main libre, lever promptement sa canne vers les branches. 
Et vas-y que je te frappe la branche du bout de la canne… Quelle énergie, tout à coup ! Oubliée, la vieille femme qui peinait à marcher. Terminé, le geste hésitant de tout à l’heure ! 


J’arrivais juste au niveau du pommier lorsque une pomme s’est détachée, roulant à un mètre d’elle. La femme s’est retournée vers moi. Elle n’avait pas l’air surprise de me voir. Comme si elle savait que j’arriverais exactement à ce moment-là. 
- Vous voulez bien me la ramasser, s’il vous plaît ? 
Je me suis exécutée. Dans ma main la pomme était froide, lisse et douce. Une belle pomme jaune tachetée de grains de beauté. Une pomme à croquer. Je l’ai tendue à la femme. Ses yeux brillaient de gourmandise. Elle a pris la pomme, sans un regard pour moi. Tout en approchant le fruit de ses lèvres, elle a dit ces mots pareils à un poème : 
Pomme d’or, beau trésor, nourris mon corps, et je sourirai encore.

J’étais sûre qu’elle allait croquer la pomme. 
Elle s’est contentée de l’embrasser. 
Les lèvres en avant comme ces vieilles tantes bougonnes embrassant goulûment les jeunes enfants dans les romans féroces, elle a déposé un baiser sonore sur la peau fraîche. Puis elle a éloigné son visage de la pomme en souriant. Un sourire vif comme un matin d’hiver.

Me regardant ensuite avec malice, elle m’a tendu la pomme. Je n’étais pas sûre de comprendre. Son geste s’est fait plus insistant. J’ai saisi le fruit, interloquée. Au même instant, la femme a lancé, d’une voix étonnamment forte :

Pomme d’or, beau trésor, nourris ton corps, et tu souriras encore.
Et les mots n’étaient plus seulement un poème, ils sonnaient  comme une formule magique. 

Amusée, j’ai posé mes lèvres sur la pomme. Ça sentait bon l’automne et la mélancolie sucrée.
Quand j’ai relevé la tête, la femme repartait déjà.
- Merci, ai-je lancé. Mais vous ne vouliez pas la manger ?
- Pourquoi faire ? D’façon, j’ai plus de dents !
Elle a poursuivi sa route. A chaque pas son dos tressautait comme si elle riait. 

Aujourd’hui encore, quand je mange une pomme, je pense à elle. 
Pomme d’or, beau trésor… Et je souris. Encore.

 

Texte Isabelle Bouchex (tous droits réservés) 

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Commentaires: 2
  • #1

    MarieLaureMillet (mardi, 02 décembre 2025 21:18)

    quel délice...

  • #2

    elisabeth calandry (jeudi, 04 décembre 2025 21:20)

    joli !!!!!