· 

8 décembre, texte pour semer la lumière

Une semaine déjà que j'ai débuté ce calendrier. Une semaine de mots sucrés-fruités.

Aujourd'hui, changement d'ambiance : en l'honneur de la Fête des Lumières lyonnaise célébrée aujourd'hui, je vous offre des mots qui parlent de lumière, un peu autrement. Un autre texte dans la série "En chemin j'ai rencontré..."

Belle journée, et belle fête à mes amies de Lyon!

© photo Isabelle Bouchex, décembre 2020
© photo Isabelle Bouchex, décembre 2020

Jour blanc

 

C’était un jour blanc. Un de ces jours que les skieurs connaissent bien, où ciel et terre se confondent, où la silhouette familière des montagnes disparaît dans le coton. Un jour où tous les repères basculent, le blanc devenant soudain une couleur assombrissante, la lumière se faisant aveuglement. Ce n’est pas seulement la brume qui dévore la terre, c’est la terre qui devient ciel. Un voile jeté sur la vie, la course du temps suspendue. C’était un jour comme ça, un de ces jours qu’on ne veut pas regarder, qu’on traverse comme un tunnel.

Cette année-là, je vivais dans un jour blanc permanent, perdue en moi dans un lieu de chagrin et de colère. Une colère sans destinataire, diffuse, impalpable, omniprésente pourtant. Pour m’en défaire, pour la semer parfois, je marchais. Tous les jours. Une demi-heure à une heure. Quelques soient les conditions météo. Qu’il neige ou qu’il vente, j’étais dehors. Dehors avec mes pensées vagabondes et mon corps trop maigre. Je marchais pour sentir mes muscles s’activer, pour me rappeler la vie qui coulait dans mes veines. Je marchais pour me réchauffer, pour espérer oublier un instant la solitude glacée de mon cœur. Mais ce jour-là, le froid était plus fort que moi. Je tremblais sous mon anorak, marchant à pas rapides, saccadés, effrénés.

Le sol était blanc, la neige collante et lourde sous mes bottes. De gros flocons tombaient, comme des ailes d’oiseaux brisées. Le drapeau jaune et noir à damiers claquait sur son mât. Risque d’avalanches. Personne sur les routes. Très peu de voitures. Pas un seul promeneur. Par un temps pareil, mieux valait rester au chaud chez soi ! Pourtant, je poursuivais ma route. Tête baissée, menton avalé par mon écharpe grenue, tentant de soustraire mon visage au grésil qui me giflait, je  marchais. Mes pas trouvaient seuls leur route implacable. Et puis, pour quelle raison ?, j’ai soudain relevé la tête, un court instant. Le temps de réajuster mon bonnet, de secouer le rebord de mon écharpe encombré de perles glacées. J’ai levé les yeux, sondant loin à travers le blanc.

© photo Nicolas Dépagne
© photo Nicolas Dépagne

C’est alors qu’il a surgi du vide. Un grand parapluie noir, bordé de rose et de jaune, semblant un instant flotter seul sur l’horizon invisible. Et, très vite, une silhouette est apparue au-dessous. Une silhouette qui m'était familière. Le manche du parapluie appuyé sur l’épaule, maintenu en place par l’avant-bras qui l’enlaçait nonchalamment, l’homme qui me faisait face semblait avoir réussi, lui, à se bâtir un abri tranquille contre la tourmente. Il marchait à pas sereins et tout son visage me souriait. Les années qui avaient tracé leur route sur sa peau semblaient dérouler le chemin sous ses pas, sans colère ni angoisse. 

Je me suis laissée happer par ce sourire. Ce ne sont pas tant ses lèvres qui souriaient que ses yeux. Le sourcil chenu et broussailleux, le double-menton un peu écrasé derrière la fermeture éclair fermée jusqu’en haut, il me regardait avec cet air farceur que je lui connaissais bien. Il n’avait plus d’âge. Il était un enfant surgi du passé, un lutin venu du pays imaginaire. Déjà je lui souriais. Je souriais à cette irruption impromptue dans ma solitude. 
Son pas tranquille et mon pas saccadé n’ont marqué ni arrêt ni changement de rythme. Mais au moment même où nous nous sommes croisés, alors que nos épaules se trouvaient au même niveau, j’ai entendu sa voix claquer comme un drapeau, traversant le vide pour me dire :

« Eh ben ! Tous les fous sont pas enfermés, à ce que je vois ! »


Je me suis arrêtée net. Sidérée. Je me suis retournée. Pas lui. Il poursuivait sa route. Mais sa main m’a fait signe, et je devinais sans le voir son sourire. Le sourire satisfait de celui qui a fait une bonne blague. Alors j’ai ri. Pour moi seule. J’ai ri de ma folie et de la sienne. J'ai ri pour rien. Pour le goût du son de ma voix. Pour l'inattendu des rencontres. Pour la tendresse que ces mots malicieux renfermaient. Pour cette complicité entre lui et moi.

Ce jour-là, dans le blanc de ma colère quelques mots inattendus ont semé en moi une graine de soleil. Depuis, je n'ai pas cessé de marcher. Mais aujourd'hui, je regarde le ciel et j'entends les oiseaux.

 

Texte : Isabelle Bouchex (tous droits réservés)

Écrire commentaire

Commentaires: 2
  • #1

    Martine (lundi, 08 décembre 2025 09:52)

    Je sais... et j'ai encore pleuré en te lisant... son sourire, son humour tranquille me manquent tant.... je pense souvent à lui, à cette histoire et auussi en voyant son fils marcher ... les mains croisées derrière le dos et... le même humour tranquille. Merci Isabelle de te souvenir et de l'écrire aussi bien....

  • #2

    Barbara (mardi, 09 décembre 2025 10:51)

    Super texte où le lecteur ressent les émotions comme si elles étaient les siennes. Merci pour ce bon moment de lecture.