Et oui, tout vient à point à qui sait attendre, voici la fin de mon texte ... où vous découvrirez que ma plume peut m'emmener bien loin de l'image qui avait été prétexte à l'écriture au tout départ. Ah, le bonheur de se laisser surprendre par les mots!
J'espère que vous vous serez aussi laissé.es surprendre à la lecture, et je vous souhaite une bonne semaine.

.../...
Il rompit le silence le premier, surpris lui-même par sa propre voix.
- Sais-tu leur nom ?
- De qui ?
- Des étoiles ?
- Oh, non, je n’y connais rien. A part la Grande Ourse !
Il sourit avec tendresse. Et comme il le faisait si souvent lorsqu’il revenait à terre auprès de ses enfants, il lui désigna tour à tour Altaïr, Orion, et toutes ces constellations qu’il avait si
souvent observées pour se repérer, en mer.
Malgré les outils de mesure, malgré la technologie indispensable à la navigation moderne, le ciel gardait pour lui son caractère essentiel, maître du chemin comme la mer était maîtresse du mouvement. Il se fiait tant et si bien aux étoiles que ses compagnons l’avaient surnommé « le poète ».
C’est bien en poète qu’il emmenait la jeune femme à travers le ciel, à la rencontre des étoiles qui la reliaient à son pays. Ses mots racontaient les constellations, leurs noms, leurs mythes, et
à mesure qu’il parlait, sa voix retrouvait une énergie qu’il ne se connaissait plus. C’était pour lui comme retrouver des amis perdus de vue pendant longtemps, quand on se demande avec
appréhension : avons-nous changé ? Saurons-nous nous aimer ? Comme le temps file…
Elle écoutait avec attention, l’assaillait de questions, et il répondait avec un plaisir non feint. Ce plaisir qu'il avait cru disparu à jamais était donc toujours en lui, quelque-part... C’est
qu’il n’avait pas changé tant que ça, finalement. Saurait-il s’aimer ?
Les étoiles étaient toujours là. Il les retrouvait, et avec elles la joie. Cette joie d’enfant, qui n’a que faire du passé ou de l’avenir. Une joie vorace qui avale tout le reste. Et les soucis, et les questions. Une pause dans la douleur.
L’apaisement qu’il espérait, ressemblerait-il donc à ça ? A cette pensée il redevint songeur. Dans le silence doux entre eux, elle en profita pour glisser :
- Tu as l’air d’aimer ça...
Il leva un sourcil interrogateur.
- Raconter les étoiles, précisa-t-elle, tu as vraiment l’air d’aimer ça.
- Oui, ça et la mer, c’est toute ma vie.
- Tu disais que tu avais beaucoup navigué. Tu ne navigues plus ?
- Non… Je ne peux plus.
- A cause de ta jambe ?
Ah, elle avait remarqué… Évidemment. La magie des prothèses ne passait pas inaperçue aux regards attentifs.

Il aurait pu, une fois encore, éluder. Mais la solennité de l’instant, la majesté de la nuit et des étoiles retrouvées, avaient ouvert un chemin dans la rocaille de son cœur. A sa question
directe, à son regard sans gêne, à sa naïveté de toute jeune femme, il eut envie de répondre avec sincérité. Enfin, il parvint à formuler ce qu’il se refusait à dire à voix haute depuis des mois
:
- Ma jambe… Oui bien sûr… Je n’ai plus assez d’équilibre pour être en mer. Et trop de douleurs. Mais c’est pas juste ça. C’est tout le reste. Les souvenirs. Les cris. L’accident. Les copains qui
y sont restés. Je peux marcher. Je peux vivre, encore. C’est ce que tout le monde me dit. Mais je ne naviguerai plus. Plus comme avant en tout cas. Un marin sans la mer, c’est comme un poisson
sans eau. C’est un mort en puissance. Je suis un mort en puissance. Ma vie entière m’a été arrachée. Et il n’y a pas de prothèse pour ça.
Elle resta silencieuse. Il n'y avait rien à répondre à cela. Dans son silence paisible, il poursuivit :
- J’en ai beaucoup voulu à la mer... Et au ciel, surtout. La mer, je la connaissais, je savais bien qu'elle était la plus forte, toujours. Mais le vieux bonhomme, là-haut, qui est censé veillé sur nous, il était où? Les étoiles, les nuits de tempête, on ne le voit plus. Mais cette nuit... elles sont si belles. Cette nuit, je me dis que peut-être...
Il ne termina pas sa phrase. Étourdi d’avoir déjà beaucoup parlé, il sentait les tremblements dans sa jambe. Il était debout sans bouger depuis trop longtemps. Il devait s’asseoir. Ou retourner
se coucher peut-être. Il se sentait fébrile, ne voulait pas qu’elle lui réponde, qu’elle brise l’instant en l’abreuvant de cette bienveillance dégoulinante qu’il subissait si souvent.
Elle posa doucement sa main sur la sienne, lui sourit longuement en silence, et murmura : « Les étoiles relient… C’est toi qui l’as dit."
Les étoiles au-dessus d'eux scintillèrent plus fort, comme pour lui donner raison.
- Si on retournait se coucher ? Il commence à faire froid.
Elle l’aida à redescendre les marches, l'une après l’autre. Il accepta de s’appuyer sur elle. Elle fit mine de ne rien voir de ses douleurs. Elle referma soigneusement la porte de la réserve. Il
attendit à ses côtés. Dans le corridor, ils avancèrent sans un mot, guidés par la lueur verdâtre des panneaux « issue de secours ». Il s’arrêta devant la porte de sa chambre.
- Alors… bonne nuit, chuchota-t-il, soudain intimidé par sa voix qui résonnait différemment à l'intérieur des murs.
- Bonne nuit à toi, répondit-elle en souriant. Merci pour les étoiles. Tu ferais un bon professeur. Maintenant, je saurai saluer les étoiles par leur nom. C’est important, le nom.
- Oui… C’est important…, répéta-t-il, songeur. Mais je ne sais même pas comment tu t’appelles ?
- Je m'appelle Lucia.
- Ça alors !
- Quoi ?
- … Je m’appelle Luc.

Il avait prononcé ces mots d’un air tellement ébahi qu’elle éclata de rire. Et malgré l’heure matinale, malgré les clients endormis derrière les portes, malgré le pannonceau « merci de ne pas faire de bruit entre 22h et 7h » juste à côté de sa porte, il se mit à rire, lui aussi. Un rire franc, bref, comme une lame de fond. Ils partagèrent ce rire volé à la solitude. Personne ne les entendit, personne ne se réveilla. Ils n’avaient pas l’habitude de déranger. Bien vite, les rires s’effacèrent, laissant sur leurs lèvres et dans leurs yeux des paillettes d’étoiles.
Et chacun regagna sa chambre, sa vie, son avenir.
Juste avant de se laisser aller au sommeil, Luc attrapa son téléphone, caché dans la table de chevet depuis son arrivée. Il l’alluma, espérant qu’il ne soit pas hors batterie. Il avait oublié son
chargeur. Lorsque l’écran s’éclaira, il se sentit soulagé. Ses gros doigts cherchèrent leur chemin sur les lettres tactiles si petites. Il ne prit pas le temps de réfléchir. Les mots venaient
d’eux-mêmes. Peu importe la suite.
Il cliqua sur « envoyer », reposa l’appareil, et s’endormit. Bercé par les étoiles retrouvées.
Le lendemain, loin là-bas, dans leur maison près de l’océan, sa femme essuierait une larme en lisant ces mots qu’elle n’attendait plus. Puis elle ouvrirait la fenêtre de la cuisine tout grand,
humerait l’air revigorant du petit matin, se verserait un café, s'assiérait face à la vue, et les relirait, ces mots, ce lien, cette preuve que rien n'était fini. Et elle irait réveiller les
enfants, une lueur nouvelle dans les yeux.
Mon étoile, je rentre dans deux jours.
Je t’aime.
Ton marin poète.
Texte : Isabelle Bouchex (tous droits réservés)

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Maman (lundi, 15 décembre 2025 19:18)
Merci pour cette si belle histoire d'étoiles...........