Changement d'ambiance en ce jour, avec une proposition de jeu d'écriture, trouvé dans le livre formidable d'Emmanuelle Jay "Ateliers d'écriture créative" et issu à l'origine de l'Oulipo, Voici les caractéristiques de ce jeu nommé " À supposer":
- Texte en prose composé d’une phrase unique très développée, débutant par la formule : « À supposer qu’on me demande ici de… »
- Pas de point ni autre ponctuation forte au milieu de la phrase, qui laisserait entendre qu’il y a plusieurs phrases.
- Un "À supposer…" sérieux compte au moins 1 000 signes (200 mots).
- Emmanuelle Jay propose un temps limité pour l'écriture. Au choix : 6 / 12 / 24 min. A vos crayons / claviers!
Je me suis bien amusée avec cet exercice, qui m'a amenée à un endroit bien différent de mes écrits habituels... et c'est bien tout l'intérêt des exercices! Si vous aimez écrire, peut-être aurez-vous envie de vous prêter au jeu vous aussi?
Sinon, bonne lecture... en gardant à l'idée qu'il s'agit d'un jeu ;-)

A supposer qu’on me demande ici de justifier ma présence sur le balcon du chalet ce matin-là, au moment précis où retentit pour la première fois dans la chambre du voisin la musique absurde d’un réveil tonitruant qui sonnerait ensuite, comme nous le constaterions toutes et tous à nos dépens, quasiment une heure durant sans que nul ne l’éteignît et sans que quiconque osât défoncer la porte close pour vérifier l’existence d’une âme humaine en ces lieux, à supposer donc qu’on me demande de livrer la raison exacte de ma présence au plus près de la chambre où fut retrouvé mort en ses draps immaculés monsieur Vladimir Constantin de Neuville, je ne peux décemment répondre par la seule excuse d’un inexplicable oubli puisque, vous en conviendrez avec moi, il est des évènements qui ne nous autorisent pas l’indifférence et qui bien au contraire se gravent d’autorité dans notre mémoire, dans toute la force de leurs couleurs, des odeurs, des gestes et des mots échangés, force vive du souvenir qui s’installe en nous et m’oblige en ce jour, dans l’honnêteté et la franchise la plus directe, à vous conter par le début ce qui me mena devant cette chambre, à cette heure si matinale, au cœur même de l’action, seule, ou plus exactement pas seule complètement puisque les oiseaux me tenaient compagnie et que ce serait bien anthropocentriste que de ne pas les nommer puisqu’ils m’accompagnaient de leurs chants tout comme les insectes curieux se disputaient le droit de décoiffer ma chevelure et les vaches dans le pré derrière le chalet faisaient tinter leurs cloches à chaque hochement de tête, semblant jouer à qui honorerait le mieux la naissance du jour et sa promesse de temps suspendu, accompagnant ainsi à leur manière le brouhaha du monde, brouhaha que j’avais absorbé malgré moi quelques instants auparavant en écoutant le journal radiophonique dans ma cuisine tandis que mon thé préféré, « Prince Vladimir », finissait d’infuser dans la théière de porcelaine fine en m’enveloppant de ses parfums mordorés, installant en moi une paix certes bien trompeuse puisque j’étais loin d’imaginer alors qu’un drame pût se dérouler à quelques mètres de moi sans que j’en eusse la moindre conscience, pas plus que je n’eusse pu imaginer qu’un mur de pierre sensément protecteur pût devenir menace, et moins encore que j’aurais à répondre un jour, devant un public scrutateur et inquisiteur, du choix de mon thé du matin, de la couleur de mes vêtements de nuit, de l’étendue de mes connaissances animalières, de l’hyperacousie dont je souffre depuis quelques douze années désormais, et donc, en un mot, répondre de ma vie entière, de mon intimité, de mon honorabilité, accusé que je parais être devant vous, sommé de me justifier, de défendre mes droits de simple témoin devenu par le truchement de soupçons plus ou moins explicites et justifiés, principal accusé dans cette affaire dont j’ignore tout, ou presque, puisque je ne peux pas même décrire l’homme dont il est question, quoi qu’il eût été mon voisin trois semaines durant, ne l’ayant jamais aperçu qu’au travers de sa fenêtre entrouverte, telle une ombre grise, bruyante ombre au demeurant, dont les cris et les airs de trompette généreusement distribués dans le silence de la nuit me dérangèrent souvent au beau milieu d’un sommeil nécessaire ou de pensées vagabondes, tout aussi nécessaires pour clarifier mes idées bien que je sois somme toute une personne assez posée, claire et concise, non ?

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